Les juges de la Cour suprême du Canada doivent-ils être bilingues? Voilà une question d’actualité qui a pris une importance toute particulière au cours du dernier mois à la suite de l’annonce de la démission du juge acadien Michel Bastarache. Ainsi, en prévision d’une nomination prochaine au plus haut tribunal du pays, plusieurs voix se sont fait entendre afin de réclamer que le bilinguisme devienne un critère d’embauche pour les juges appelés à siéger à la Cour suprême du Canada.
(Source: Le Devoir)
Par Serge Rousselle, Professeur de droit à l’Université de Moncton
Les juges de la Cour suprême du Canada doivent-ils être bilingues? Voilà une question d’actualité qui a pris une importance toute particulière au cours du dernier mois à la suite de l’annonce de la démission du juge acadien Michel Bastarache. Ainsi, en prévision d’une nomination prochaine au plus haut tribunal du pays, plusieurs voix se sont fait entendre afin de réclamer que le bilinguisme devienne un critère d’embauche pour les juges appelés à siéger à la Cour suprême du Canada.
Parmi les motifs invoqués pour justifier une telle demande, on retrouve le fait que le bilinguisme a trait à la compétence des juges du plus haut tribunal au pays et l’importance d’être compris directement par un tribunal sans traduction simultanée dans un domaine où les subtilités d’une langue peuvent faire une grande différence, sans compter que cela faciliterait le travail de la Cour suprême dans son ensemble.
Or, au-delà de ces motifs, il en existe un autre qui apparaît fondamental et qui pourrait devenir l’arme ultime de persuasion, soit l’existence d’une obligation constitutionnelle contenue dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Jurisprudence
L’article 19 de cette charte prévoit le droit d’employer le français ou l’anglais devant les tribunaux fédéraux et ceux du Nouveau-Brunswick. Il est vrai que cet article a déjà fait l’objet d’une décision de la Cour suprême qui, à la majorité, avait conclu, en 1986, qu’il ne garantit pas à la personne qui emploie l’une ou l’autre langue officielle le droit d’être compris par le tribunal dans la langue de son choix. Toutefois, force est de souligner que cette décision (Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Association of Parents for Fairness in Education, 1986) a été rendue à une époque où la cour interprétait les droits linguistiques de façon restrictive et n’exigeait pas l’égalité linguistique, un courant jurisprudentiel qui a été rejeté par le plus haut tribunal à la majorité en 1999 et unanimement en 2000.
Devant un tel changement de cap, conformément à la nouvelle règle qui exige une interprétation large et libérale des droits linguistiques, il y a tout lieu de croire que l’article 19 garantit désormais non seulement le droit d’employer la langue de son choix devant le tribunal fédéral qu’est la Cour suprême mais également le droit d’être compris directement dans cette même langue par le tribunal.
Quelle égalité?
Ce point de vue prend énormément de poids quand on sait que la Cour suprême a également précisé, en 1999, que l’article 16 de la Charte, qui prévoit l’égalité de statut et d’usage des deux langues officielles, confirme l’égalité réelle des droits linguistiques qui existent à un moment donné (dont ceux garantis à l’article 19). Ce faisant, la cour précise que l’égalité des droits existants n’a pas un sens plus restreint en matière linguistique, l’égalité réelle étant la norme applicable au Canada. Or peut-on vraiment parler d’égalité réelle quand les francophones qui se présentent devant le plus haut tribunal au pays doivent passer par une traduction pour se faire comprendre par des juges unilingues anglophones qui risquent d’y perdre le génie et les subtilités de la langue française?
À cet égard, il est primordial de noter que la majorité de la cour dans la cause de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick avait d’ailleurs précisé dès 1986 que «si on devait conclure que le droit d’être compris dans la langue officielle employée devant un tribunal constitue un droit linguistique régi par la disposition en matière d’égalité de l’article 16, on ferait un grand pas vers l’adoption d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être satisfait que par des tribunaux bilingues».
De même, la juge Wilson, qui était minoritaire dans la cause de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick et qui représentait alors, en la matière, un courant plus libéral et égalitaire de la cour, avait précisé que la situation d’inégalité dans laquelle se trouve un plaideur d’une langue officielle s’adressant à une formation de juges dont certains membres ne parlent que l’autre langue officielle «ne pourra durer indéfiniment face à la norme de plus en plus sévère [de l’égalité des droits linguistiques prévus à l’article 16 de la Charte]».
Respect des chartes
Et cette brillante juriste d’ajouter, en paroles prophétiques, que, dans le cadre d’une égalité réelle, «[l]e moment viendra, par exemple, où, par suite des mesures prises pour rendre les tribunaux fédéraux plus bilingues, le public s’attendra à avoir accès à une cour compétente dans les deux langues officielles. Ces attentes seraient alors non seulement légitimes, elles feraient aussi l’objet d’une protection constitutionnelle en vertu des articles 16 et 19.8».
Autrement dit, dans un contexte d’une interprétation large et libérale où l’égalité réelle est désormais la norme, il y a fort à parier que le premier ministre Stephen Harper n’ait d’autre choix que de nommer des juges bilingues à la Cour suprême s’il entend respecter les exigences constitutionnelles de la Charte canadienne des droits et libertés.
Cela étant, d’aucuns pourraient toujours argumenter que, par exemple, dans les causes en français, les juges unilingues anglophones devraient simplement s’abstenir de siéger pour respecter la Charte, mais peut-on vraiment parler d’égalité réelle quand les justiciables d’une des deux langues officielles ne peuvent bénéficier de l’ensemble de la sagesse des juges de la Cour suprême pour trancher leurs affaires?